Lecture : le discours de la méthode…

Jacques BERNARDIN (GFEN)

« Persévérer dans cette méthode alors qu’on en connaît la nocivité est criminel. C’est un danger pour les enfants » . Les méthodes globales et semi-globales sont « responsables de l’épidémie actuelle de dyslexie », il faut revenir à la méthode syllabique… Global, ce discours est plus du côté de l’anathème injonctif que du conseil avisé, scientifiquement étayé.

La fabrique des illettrés 

 

Y aurait-il plus d’illettrés qu’auparavant ? L’étude réalisée en 2001 lors des Journées d’appel de la Défense, portant sur la totalité des jeunes d’une classe d’âge, révèle que 11,6 % éprouvent des difficultés diverses, parmi lesquels 6,5 % sont proche de l’illettrisme, mais tous les observateurs s’accordent sur le fait que c’est le taux le plus faible depuis 25 ans.

Les jeunes en savent-ils moins que leurs aînés ? Selon une enquête réalisée par l’Insee en 2002, 12 % de l’ensemble des adultes ont des difficultés de lecture, mais en comparant les tranches d’âges, on s’aperçoit que les jeunes sont moins touchés que leurs aînés : cela concerne 4 % des 18-24 ans… mais 13 % des 40-54 ans et 19 % des 55-65 ans[2].

Rappeler ces éléments, ce n’est pas pour autant négliger les 10 à 15 % d’élèves faibles lecteurs à l’entrée en 6ème (qui auparavant n’accédaient pas au collège). Qu’il soit plus insupportable aujourd’hui qu’hier de ne pas maîtriser suffisamment l’écrit pour se mouvoir dans la vie sociale, être autonome et accéder à l’emploi, chacun en convient. Mais peut-on parler de baisse de niveau ? Si on considère ces chiffres et les programmes, il s’agit plutôt d’une hausse – légitime - des exigences, sur les plans quantitatif et qualitatif.

Le retour à la syllabique

 

On nous prescrit (avec fermeté !) un retour aux« bonnes vieilles méthodes »,notamment à la méthode syllabique, supposée plus efficace. Et si on y regardait de plus près ? Les I.O. de 1923 (qui ont prévalu jusqu’aux années 70) préconisaient d’insister sur le code. La lecture au CP devait « porter sur des mots et des phrases simples ». Au cours élémentaire, on visait « la lecture courante de textes simples » et au cours moyen, « la lecture courante et expressive ». Il fallait attendre laclasse de fin d’études pour travailler la « lecture silencieuse de textes empruntés aux grands écrivains ». Les Instructions précisaient : « Pendant cette période (CP-CE1-CE2), le caractère essentiel de la lecture est d’être ‘courante’ et l’on se gardera d’en arrêter trop souvent le cours par des questions ou des explications ». La méthode syllabique dominait, avec pour objectif  d’intégrer la reconnaissance phonie/graphie en faisant appel à la mémoire, la répétition et l’oralisation collective. « Grâce à l’entraînement intensif auquel ils auront été soumis pendant trois années, nos élèves, dès le début du cours moyen, possèderont le mécanisme de la lecture » espérait-on à l’époque.

Hélas, la réalité résiste, amenant les inspecteurs à ce constat dans les années 60 : « Ces vues exprimaient plutôt un idéal que la réalité. Des constatations faites dans de nombreuses écoles, il résulte que la ‘lecture courante’ n’est pas encore complètement acquise à dix ans par la moyenne des élèves » (…) même dans la première année des écoles primaires supérieures, on voit encore des élèves qui n’ont pas cette perception rapide et globale des mots et des phrases  qui, seule, permet une lecture courante intelligente »[4]), et les débordent largement avec des objectifs ambitieux afin de préparer l’ensemble des élèves à profiter de l’enseignement secondaire : il s’agit désormais de pouvoir comprendre y compris de façon fine des textes plus longs et divers, dans toutes les disciplines… Exigences qui n’étaient auparavant adressées qu’à une minorité de la population : l’élite destinée aux postes de responsabilité et de pouvoir.

 

Les méthodes « responsables de l’épidémie actuelle de dyslexie » 

            Voilà un thème porteur ! Résiste-t-il à l’examen ? Ecoutons les spécialistes et en priorité ceux qu’on ne peut soupçonner de complaisance à l’égard des « nouvelles méthodes ». Selon Franck Ramus, du laboratoire en sciences cognitives et psycholinguistiques au CNRS, « A l’heure actuelle, les recherches en neurosciences ne sont pas assez avancées pour valider ou invalider telle ou telle pratique (…) Dire qu’il est plus efficace d’apprendre à lire grâce à des méthodes syllabiques du fait d’arguments reposant sur de nouvelles découvertes dans le domaine des neurosciences est un peu fallacieux». Il n’y a pas non plus, selon lui, d’« épidémie de dyslexie » liée à la méthode globale. La Fédération nationale des orthophonistes, qui considère que la dyslexie touche 5 % des enfants, est du même avis : « Il n’existe à ce jour aucune étude, validée scientifiquement, mettant en évidence des liens de causalité entre méthodes de lecture et pathologies du langage écrit »[6].

Autrement dit, d’une part le déchiffrage n’est pas un préalable à l’apprentissage, d’autre part « la connaissance des correspondances entre graphèmes et phonèmes ne suffit pas à une maîtrise des mots écrits » (a fortiori de ceux qui comportent des irrégularités)[8]. Toutefois, en y regardant de plus près et sur la durée, on s’aperçoit que ces résultats globaux masquent une différenciation croissante entre les élèves, ce dont témoignent les évaluations CE2-6ème et la récente évaluation PISA[10]. Selon les notes récentes de la DEP concernant les évaluations CE2 - 6ème, « en mathématiques comme en français, la variable la plus discriminante pour le score est la catégorie socio-professionnelle du chef de famille ».

            On peut dès lors se poser la question : le problème est-il essentiellement pédagogique ? Quel impact les conditions de vie des familles démunies ont-elles sur leur rapport à la scolarité et à l’avenir ? Les sociologues sont de plus en plus nombreux à évoquer les « effets de contexte », qui jouent défavorablement quand il y a une moindre mixité sociale et scolaire. Il est toujours facile d’accuser l’école et les « méthodes modernes » quand on a laissé les quartiers difficiles à la dérive et les enseignants seuls au front et sans aide.

Les recettes du passé ont-elles de l’avenir ?

            Pédagogiquement, c’est une voie d’impasse pour la majorité des chercheurs conséquents sur la question. Plusieurs décennies de travaux ont permis une évolution constante de la compréhension des difficultés et l’exploration des voies nouvelles pour l’apprentissage : c’est trop court de jeter l’anathème sur une « méthode globale » dont on reconnaît par ailleurs qu’elle n’existe pas, trop court de promouvoir une recette simpliste pour amener l’ensemble des élèves à une maîtrise satisfaisante de la lecture. Quant aux enseignants, soucieux de la promotion de leurs élèves et qui ont pour un certain nombre déjà éprouvé les impasses d’une approche trop exclusivement centrée sur le code, ils ne voient pas comment ces incitations aux relents nostalgiques pourraient être facteur de progrès. Ils ont moins besoin de déclarations aux relents injustement accusateurs que d’un réel accompagnement dans leur difficile et ambitieuse mission. 

Idéologiquement, ce retour à l’ordre ancien est compréhensible… Pour qui considère que de pauvres méthodes suffiront bien pour les enfants de pauvres, promis à l’apprentissage à 14 ans et destinés aux emplois déqualifiés.

PS : Texte disponible sur le site www.cafepedagogique.net


[2] Haut Conseil de l’Evaluation de l’école, octobre 2003.

[4] Visée de fin Cycle 2 (Cf. Qu’apprend-on à l’école élémentaire ?, MEN, CNDP/XO Editions, 2002, p. 94).

[6] Sylviane Valdois, « Les élèves en difficulté d’apprentissage de la lecture », Note au PIREF, déc. 2003.

[8] « Maîtrise de la lecture : quel état des lieux ? » La Lettre de l’Education – Novembre 2002.

[10] R.Goigoux, Les élèves en grande difficulté de lecture et les enseignements adaptés, Ed. CNEFEI, sept. 2000.  

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